A quelques jours d’une prestation attendue sur la scène de la Salle de musique, découvrez l’interview généreuse de la soprano Dorothee Mields.

La soprano allemande Dorothee Mields appartient à cette lignée de très grands interprètes restés proche du monde et de son public. Guidée par un amour profond de la musique, par un intense respect de la vie, de la nature et de tout ce qui fait leur beauté, elle s’est livrée à la Société de Musique de La Chaux-de-Fonds de manière généreuse et intime, interview :

Vous allez chanter à La Chaux-de-Fonds la Cantate BWV 51 de Bach. Vous avez enregistré une grande partie des Cantates du Cantor de Leipzig en compagnie des plus grands chefs, tels que Ton Koopmann, Frans Brüggen ou encore Philippe Herreweghe pour ne citer qu’eux. Cette passion pour un tel compositeur et un tel chef d’œuvres coule-t-elle de source?

D’une certaine manière oui. Pourtant, ça n’a pas été l’amour au premier regard. A six ans, je jouais du violon et je dois dire que j’ai eu un formidable professeur qui m’a énormément apportée. Toutefois ce professeur d’origine russe et américaine était plutôt passionné de classicisme. Bach n’avait pas vraiment sa place. Lorsque j’étais enfant et adolescente, je le trouvais ennuyeux. Puis il y a eu deux événements qui se sont produits dans les années 80, qui ont été comme une révélation pour moi, car j’ai pu découvrir l’exécution de la musique de Bach sur instruments d’époque. Avec mon premier argent gagné, j’ai acheté mon premier lecteur de CD. Un département discographique a été aménagé dans les années 80 à la bibliothèque municipale de Gelsenkirchen où j’ai grandi. Il était toujours pris d’assaut et il restait souvent 2 ou 3 CD dont ceux de Bach. Et ce fut une grande chance finalement, car cela m’a permis de découvrir de la musique que je n’aurais probablement pas découverte autrement. A l’époque, j’étais fan de Puccini et de Tchaïkovski. J’ai écouté un CD de Philippe Herreweghe avec la Cantate BWV 21 de Bach (Ich hatte viel Bekümmernis – J’avais grande affliction en mon cœur) et la manière dont cette œuvre était interprétée m’a complètement renversée. J’ai eu une révélation. Ce fut le coup de foudre au deuxième regard. Le 2e événement fut un concert avec Ton Koopman et le ABO à Stuttgart lors d’un festival. C’était la première fois que je les voyais sur scène, je crois que c’était en 1986. Nous avions créé un ensemble et j’étais complètement habitée par la musique baroque et j’ai su que c’était ce que je voulais faire. C’était clair dans mon esprit. Je savais que je voulais devenir chanteuse, mais je m’étais d’abord persuadée devenir une chanteuse dramatique d’opéra italien (rires), puis j’ai su que ce serait la musique baroque. J’étais transportée par la clarté des cordes – les orchestres modernes le font aussi aujourd’hui – mais à l’époque c’était une toute autre manière de jouer. J’écoutais en boucle les enregistrements de Herreweghe. Pour moi c’était donc un rêve absolu devenu réalité lorsque j’ai pu faire de la musique avec lui. Cela l’est toujours.

Vous chanterez aussi dimanche une œuvre de Johann Rosenmüller qui faillit devenir le prédécesseur de Bach à Leipzig, s’il n’avait été emprisonné semble-t-il pour homosexualité! Quel regard portez-vous sur ce compositeur et sur sa destinée?

La musique créée par des musiciens ou des compositeurs en souffrance est souvent exceptionnelle. La musique guérit les maux, c’est particulièrement flagrant avec ce type de compositeurs ayant vécu la souffrance. Je viens de lire un livre intéressant d’une scientifique spécialiste du traumatisme, Luise Reddemann (Überlebenskunst, se basant surtout sur la musique de Bach). Bach a vécu un traumatisme, il a perdu beaucoup d’enfants et la mort était tout autour de lui. Il y a un lien avec sa musique. Quand on fait de la musique alors qu’on vit une situation dramatique, cette musique peut procurer du réconfort et ce sentiment se transmet aux autres. Je sens très fort cela chez Rosenmüller. Le texte de l’œuvre que je vais chanter est très puissant. On entrevoit le paradis et on désire être réuni avec Christ, mourir pour revivre ensuite. Nous n’avons pas la même conception des choses aujourd’hui, à l’époque la mort était très présente. Il fallait s’accommoder d’elle, la traiter comme une amie, sinon vivre aurait été insupportable. La cantate de Rosenmüller est d’une grande beauté malgré son texte sinistre. Heureusement il est en latin, on ne le comprend pas forcément (rires). Lorsque j’interprète une œuvre dont le texte ne me correspond pas, j’imagine des sous-titres qui me parlent et qui restent fidèles, je crois, à ce que le compositeur a voulu dire.

A vos côtés, dans les deux œuvres dont nous venons de parler, Reinhold Friedrich tiendra la partie de trompette. Quel est votre regard sur ce musicien d’exception?

Nous nous sommes rencontrés il y a deux ans à la Semaine Bach d’Ansbach où nous avons interprété le même programme. Nous nous sommes très bien entendus sur le plan personnel et musical. Ce fut un vrai feu d’artifice musical, parce que nous avons tous deux une envie inextinguible en nous de faire de la musique. C’est quelque chose d’inspirant et de communicatif sur scène. C’est aussi quelqu’un de très jovial. Je le suis aussi. Nous nous complétons avec nos différences aussi. Je me réjouis beaucoup de le retrouver en concert dimanche.

Vous avez enregistré un disque intitulé «Birds» avec le chef Stefan Temmingh avec qui vous partirez d’ailleurs en tournée en Chine au printemps prochain. Vous semblez très sensible aux oiseaux?

Je ne sais pas d’où cela vient, mais je trouve les oiseaux magnifiques. J’en ai devant ma fenêtre, je les nourris et ils sont si dociles, qu’ils rentrent chez moi. Il y a par exemple un rouge-gorge qui me rend visite. Lors d’une tournée où j’étais donc absente de chez moi, mon mari a oublié de déposer de la nourriture devant la fenêtre. Le rouge-gorge est rentré par la fenêtre qui était basculée et il m’a cherchée. Mon mari m’a dit qu’il connaissait si bien les lieux que ce ne devait pas être la première fois qu’il rentrait pour voir si j’y étais (rires). Il est allé explorer les étagères, la cuisine, etc. J’ai déjà eu une mésange dans la maison. Elle s’est réfugiée chez moi à cause de la tempête. Elle a passé la nuit chez moi. Les oiseaux recherchent inlassablement de la nourriture, car ils ont un métabolisme très rapide. Ils sont donc toujours très occupés. C’est quelque chose qui me parle. Voyager tel un albatros. Cette faculté naturelle qu’ils ont à créer des sons. Cela me touche énormément. Le travail qu’ils font au printemps… Cette manière simple et naturelle de vivre me convient. Cela me rappelle le Quatuor pour la fin du temps de Messiaen. La première fois que je l’ai entendu, j’ai pleuré. Messiaen était prisonnier dans un camp quand il l’a écrit. Le chant des oiseaux symbolisant la liberté, cette beauté de la nature, me touche. Dans les airs baroques sur les oiseaux, il y a cette liberté et cette mélancolie de la beauté de la nature. Mais aussi l’idée que Dieu est présent dans toute cette beauté. Tous ces sujets me touchent personnellement. Moi-même, quand je suis fatiguée et que j’ai besoin de me régénérer, je vais dans la nature pour regagner de la vitalité et de l’énergie. Être dans la forêt et voir des oiseaux. Je me sens tout de suite mieux. J’ajouterais encore au sujet de Stefan Temmingh et de Reinhold Friedrich, qu’ils partagent une incroyable virtuosité sur leurs instruments. Ils ont une très grande personnalité musicale.

Vous chanterez dimanche dans le cadre de la 125e saison de la Société de Musique de La Chaux-de-Fonds! Une des caractéristiques que soulignent bon nombre de musiciens invités ici est la convivialité et l’accueil chaleureux. Est-ce une qualité pour vous?

(Rires) La convivialité est la plus belle chose au monde, indépendamment de la musique. Madame Giesselmann, mon agent, a déjà été à La Chaux-de-Fonds, et elle n’est que louange. Elle m’a dit «tu verras, tu vas tellement t’y plaire». Il y a toujours deux côtés, le premier c’est de me réjouir d’un concert et de tout donner pour le public, le deuxième c’est de me retirer et de rester sans parler pendant une journée. C’était le cas hier, lundi. J’ai eu un concert dimanche à Berlin avec mon programme Monteverdi. Hier j’ai pris pris le train pour Leipzig. J’avais la journée de libre et cela m’a permis de décompresser, de rester dans ma chambre puis d’aller me promener et d’éviter les autres. Aujourd’hui débutent les répétitions pour mon prochain concert. Là je me réjouis énormément de venir à La Chaux-de-Fonds.

Vous êtes passablement active sur les réseaux sociaux. Que représente cet outil à vos yeux dans une grande carrière telle que la vôtre?

Pour moi, ce n’est pas quelque chose dont j’ai besoin pour ma carrière. C’est une forme d’expression. J’ai commencé ma page Facebook pour rester connectée avec mes collègues de musique ancienne. Nous ne sommes pas très nombreux et nous sommes répartis dans le monde entier. J’ai commencé cette communication avec les réseaux sociaux avec ma maman qui est décédée en 2012. Mes parents se sont beaucoup occupés de ma fille, qui a 24 ans aujourd’hui, quand elle était petite. Cela m’a permis de poursuivre ma carrière de chanteuse. Mon père est parti à la retraite quand ma fille est née. Ils m’ont toujours accompagnée. D’abord comme baby-sitters, ils ont joué un rôle central dans la vie de ma fille. Ils étaient tous du voyage. Ma maman faisait des gâteaux pour l’orchestre. Lorsque mes parents n’ont plus été en mesure de m’accompagner, ma fille avait alors 12 ans, ils sont d’abord retournés à Gelsenkirchen. J’ai dû m’occuper de mes parents malades. Ma maman ne pouvait plus marcher. Et tout à coup pour ma maman, Facebook est devenu un moyen de rester en contact avec le monde extérieur. J’avais tous ces amis de l’orchestre sur Facebook. Elle les connaissait. C’était une joie immense pour elle d’avoir des nouvelles d’eux. De savoir que l’un deux s’était acheté un nouveau camping-car. De lire et de suivre les commentaires. C’était précieux pour quelqu’un qui ne pouvait plus sortir. J’étais contente de ce lien. Cela permet de garder un contact avec les autres, mais cela risque aussi de remplacer le contact avec les autres. Il faut être très prudent et faire preuve de discipline avec cela pour faire la distinction. Ma page est devenue une fan-page. J’ai tellement d’amis que j’ai perdu le fil. Il y a des gens que je ne connais pas personnellement. Mais c’est important pour moi de rester accessible, de ne pas être cette chanteuse sur scène qui est distante avec le public. Je voudrais être davantage. Si je veux toucher le cœur des gens, il faut que je révèle et que j’offre davantage de ma personnalité. En contrepartie, les gens m’ouvrent leur cœur et c’est magnifique de vivre cela sur scène. Il m’est déjà arrivé de partager une expérience très personnelle avec les personnes qui sont abonnées à ma page et d’avoir beaucoup de réactions positives et de nouvelles inscriptions privées. Avec ce genre de page, on se crée une bulle de filtre sociétal, où l’on peut partager des choses personnelles avec les autres. C’est un avantage. Mais l’inconvénient est qu’on reste dans une sorte de monde idéal. Il y a beaucoup de discussions en ce moment en Allemagne au sujet de la radicalisation. Il y a même un outil terrible qui permet de vérifier si on a parmi ses amis Facebook des sympathisants du parti populiste de droite en Allemagne. Super si on n’en a pas, mais est-ce que cela représente vraiment la réalité? Avoir une page Facebook n’est pas très important, mais les gens sont importants.

Vous avez consacré votre dernier enregistrement à Monteverdi, en compagnie de l’orchestre baroque berlinois Lautten Compagney. Quel regard portez-vous sur cet ensemble de grande réputation?

Nous partageons 20 ans d’histoire commune. Nous venons de donner un concert La dolce vita avec le programme Monteverdi à Berlin dimanche 10 décembre (avec le CD qui vient de paraître). En 20 ans, beaucoup de choses évoluent, à commencer par la collaboration musicale. Nous nous connaissons si bien Wolfgang (Katschner) et moi, nos qualités et nos défauts, comme un vieux couple. Mais cela va de pair quand on fait de la musique de manière très intensive. C’est ce qui nous unit tous, car chacun dans cet orchestre vit sa passion pour la musique avec toutes les fibres de son corps. Nous ne faisons pas cela pour devenir célèbres et gagner beaucoup d’argent, mais parce que nous voulons faire de la musique tout simplement. Cet ensemble fonctionne de manière démocratique, il faut donc plus de temps pour trouver un consensus, mais le résultat est d’une très grande profondeur. Ce qui me surprend et me touche à chaque fois. Avec le CD La dolce vita – Monteverdi, nous avons beaucoup expérimenté. C’est que Monteverdi n’a pas écrit beaucoup d’airs, nous avons donc dû nous creuser la tête. Je ne fais pas beaucoup d’opéras. Ce n’est pas quelque chose qui ne me séduit pas, mais je préfère la version concertante de l’opéra. Je n’ai pas besoin de marcher de long en large sur une scène. Je préfère me concentrer sur l’interprétation du texte et la couleur des mots. C’est ce qui nous lie avec l’orchestre, car Wolfgang a lui aussi une obsession du mot. Nous avons donc pris des madrigaux, comme cela se fait dans la musique anglaise. Ils ne sont pas exécutés comme ils l’auraient été en Italie. Je chante une voix et les autres voix sont interprétées par des instruments. Si ces instruments ont un caractère chantant, on ne remarque plus qu’il n’y a pas de voix humaine. Il y a des madrigaux qui sont entièrement joués par des instruments. Et cela fonctionne. On comprend le texte. Leur exécution est si vivante.

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