CARTE D’IDENTITÉ DE L’ŒUVRE : QUATUOR À CORDES N° 8 DE DMITRI CHOSTAKOVITCH |
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GENRE | musique de chambre |
COMPOSITION | du 12 au 14 juillet 1960, en Allemagne de l’Est (dans les environs de Dresde) |
DÉDICACE | À la mémoire des victimes du fascisme et de la guerre |
CRÉATION | le 2 octobre 1960 à Leningrad par le Quatuor Beethoven |
FORME | cinq mouvements enchaînés : I. Largo II. Allegro molto III. Allegretto IV. Largo V. Largo |
INSTRUMENTATION | quatuor à cordes : violons 1 et 2, alto, violoncelle |
CONTEXTE DE COMPOSITION ET DE CRÉATION
Juillet 1960. Chostakovitch part en voyage en Allemagne de l’Est assister au tournage du film de propagande Cinq jours, cinq nuits pour lequel il doit composer la musique. Sans doute cette énième commande ne l’inspire guère, et il aura suffit de l’émotion ressentie à la vue des ruines de Dresde pour le détourner de son pénible devoir et l’inciter à composer un quatuor à cordes, son huitième, qu’il achève en seulement trois jours (12-14 juillet) : J’avais beau me casser la tête à écrire la musique du film, pour le moment je n’y suis pas arrivé. À la place, j’ai composé ce quatuor idéologiquement condamnable et dont personne n’a besoin.
(Chostakovitch)
Contrairement aux symphonies, qui peuvent aisément être exploitées pour la propagande idéologique (comme ce fut le cas avec la Symphonie n° 7 par exemple), ou les commandes officielles, les quatuors à cordes représentent pour Chostakovitch une échappatoire, un lieu où l’intime peut s’exprimer sans le filtre imposée par le Parti. Cependant, afin de faire bonne figure et justifier sa composition, il y appose la conventionnelle dédicace à la mémoire des victimes du fascisme et de la guerre
. Mais c’est à lui seul que Chostakovitch dédie en réalité son quatuor : Je me suis dit qu’après ma mort, personne sans doute ne composerait d’œuvre à ma mémoire. J’ai donc résolu d’en composer une moi-même. On pourrait écrire sur la couverture : “À la mémoire du compositeur de ce quatuor.
(Meyer p. 383). C’est une œuvre profondément autobiographique, presque testamentaire tant elle recèle de fragments de vie du compositeur, depuis l’omniprésent motif DSCH jusqu’aux multiples citations de ses propres œuvres. C’est toute son âme que le compositeur a mise dans ce quatuor, dont l’écriture ne fut pas sans quelque émotion : Le caractère pseudo-tragique de ce quatuor vient de ce qu’en composant, j’ai répandu autant de larmes que je répands d’urine après une demi-douzaine de bières. À la maison, j’ai essayé deux fois de jouer le quatuor, et voilà que mes larmes ont recommencé à couler. Mais ce n’était pas seulement à cause du caractère pseudo-tragique, c’était d’admiration devant la merveilleuse clarté de la forme.
(Meyer p. 383)
Créé par le Quatuor Beethoven à Leningrad le 2 octobre 1960, le Quatuor à cordes n° 8 s’impose très rapidement comme une œuvre majeure du répertoire.
DÉROULÉ DE L’ŒUVRE
Le quatuor est en cinq mouvements enchaînés, unis par l’omniprésent motif DSCH qui parcourt toute l’œuvre. Sur les cinq mouvements, trois sont des Largo (mouvement lent), ce qui en dit long sur le caractère sombre et grave du quatuor.
I. LARGO
Le ton tragique de l’œuvre est donné dès ce Largo : atmosphère pesante, tempo très lent, nuance constamment piano (voire pianissimo, les seuls moments plus forts sont immédiatement réfrénés). Le mouvement ne perdra jamais cette ambiance pathétique et poignante, indiquée espressivo à plusieurs reprises sur la partition.
La forme de ce Largo est une forme en arche, A-B-C-B-A, où chacun des groupes thématiques A, B et C sont séparés par le motif DSCH, énoncé de différentes façons.
Sous la forme sévère de la fugue, comme pour accentuer la solennité du moment, le motif DSCH est exposé une première fois, passant successivement d’un instrument à l’autre.
Le premier thème (thème A) est construit sur une citation de la Symphonie n° 1, et s’achève sur le retour du motif DSCH harmonisé à quatre voix. Le thème B qui suit est une longue plainte en descente chromatique du violon 1, presque en récitatif, sur l’immuable pédale tenue par les trois autres instruments et uniquement interrompue par l’énonciation du motif au violoncelle. Arrive alors le thème C dont la mélodie au violon 1 évoque la Symphonie n° 5 par sa similitude avec le thème du premier mouvement.
La seconde partie de l’arche expose en miroir les groupes thématiques, en les écourtant : d’abord une répétition du thème C, puis le thème B (la plainte chromatique passant au violoncelle) et enfin le thème A, toujours séparés par le motif DSCH qui clôt le mouvement.
II. ALLEGRO MOLTO
Le deuxième mouvement, au caractère de scherzo, surprend par le contraste qu’il offre avec le Largo précédent : vif et nuance fortissimo, il en émane une angoisse exacerbée par les nombreux chromatismes qui sous-tendent tout le mouvement, le rythme dactyle (long-bref-bref) du premier thème, entêtant et violemment ponctué par des accords sforzandississimo (sfff), ainsi que la frénésie perpétuelle des notes donnant l’impression d’une fuite en avant vers un destin implacable. Le motif DSCH, parfois répété de manière obsessionnelle à la façon d’un ostinato, participe à cette constante anxiété.
Même si le deuxième thème est d’une écriture plus horizontale et mélodique, il n’échappe pas à l’angoisse du reste du mouvement, intensifiée par le violon 1 dans l’extrême aigu (à la double octave du violon 2) et les bariolages incessants des violoncelle et alto.
III. ALLEGRETTO
Dans le même esprit de scherzo que le mouvement précédent, cet Allegretto est une valse grinçante. Le motif DSCH devient DDSCH : si on peut y voir la référence au nom complet de Chostakovitch, Dmitri Dmitrievitch Chostakovitch, cette répétition du D sonne surtout comme un pied de nez ironique et grotesque.
Contrairement au deuxième mouvement (qui n’a de scherzo que le caractère), cet Allegretto adopte la forme traditionnelle du scherzo en trois parties : scherzo – trio – scherzo da capo.
Le scherzo commence avec l’énonciation du motif transformé en DDSCH suivi d’une longue descente du violon 1. Puis sur les temps de valse plantés par le violoncelle et l’alto, le violon 1 joue sa mélodie grimaçante, ponctuée des trilles du violon 2. La valse s’anime un peu plus, toujours plus discordante, avec les balancements aux violoncelles, un motif immuable répété en boucle à l’alto tel un disque rayé, et les pizzicatos fortissimo du violon 2 lancés comme des piques au violon 1 qui poursuit inlassablement sa mélodie.
Un passage plus lourd dû au changement de métrique fait d’un coup disparaître la valse, et une citation du Concerto pour violoncelle n° 1 mène au trio.
La texture sonore s’allège dans la partie trio, l’atmosphère change et devient presque fantomatique. Tandis que l’alto se tait, les violons jouent pianissimo des dentelles de notes montantes et descendantes telles des vagues, sur le violoncelle qui entonne dans l’aigu une inquiétante mélodie.
Le scherzo revient, raccourci. À la fin, ne reste que le violon 1, seul.
IV. LARGO
Le début du mouvement (accords lourds et accentués notés pesante, entrecoupés d’un motif de trois notes) évoque le dernier mouvement du Quatuor n° 16 op. 135 de Beethoven. Cette introduction servira de refrain dans la forme rondo de ce Largo, comme un rappel de ce destin fatidique qui poursuit inlassablement le compositeur. Il revient périodiquement entre différents couplets, au ton très pathétique : un premier couplet à l’unisson avec contrechant du violon, puis un second amorcé par le motif DSCH, citation du chant pré-révolutionnaire Torturé à mort dans une cruelle captivité. Le troisième couplet, une citation d’un air extrait de Lady Macbeth, enchaîne directement après le deuxième couplet (sans refrain entre les deux), avant une dernière énonciation du refrain qui vient clore le mouvement.
V. LARGO
Ce dernier Largo est un écho du premier, sorte de miroir déformé qui reprend parfois à l’identique certaines mesures. On y retrouve les entrées en fugue du motif DSCH, d’abord très espacées, puis en réplique exacte des premières mesures du quatuor. Après une ultime énonciation du motif, le discours musical diminue progressivement jusqu’à disparaître, morendo.
LE MOTIF DSCH ET SES TRANSFORMATIONS
Véritable leitmotiv du quatuor, le motif DSCH traverse toute l’œuvre, passant d’un instrument à l’autre, à l’identique ou transformé au gré du caractère que prennent les mouvements successifs. Tout au long du quatuor, il sera exposé de différentes façons.
Le motif ouvre le quatuor : énoncé sous forme de fugue, un instrument après l’autre, il est ainsi clairement identifiable. Très vite, une forme à l’unisson, puis une autre harmonisée à quatre voix lui apportent davantage de densité et de puissance dramatique.
Dans le deuxième mouvement, le motif est pris dans la tourmente du discours musical : il circule très rapidement d’un instrument à l’autre avant d’être donné en canon aux violons, puis ressassé dans l’aigu du violon 1 seul. Il devient ensuite un ostinato démentiel aux cordes graves, auquel se superpose une forme en augmentation aux violons.
Pour se fondre dans la valse grinçante du troisième mouvement, le motif DSCH se transforme et devient DDSCH. Répété en boucle de manière obsessionnelle, il devient moqueur et ironique.
Le motif n’apparaît que deux fois dans le quatrième mouvement, plus mystérieux : une fois nuance piano aux cordes graves, et une fois au violon 1 seul, formant la transition avec le dernier mouvement dans lequel il retrouve toute sa puissance dramatique (retour de la forme fuguée avec des entrées espacées, et de l’harmonisation à quatre voix du premier mouvement).
LES CITATIONS ET ÉVOCATIONS
Tout le quatuor est émaillé de citations ou d’évocations d’œuvres de Chostakovitch et d’autres compositeurs.
Source: © Philharmonie de Paris