Grande récitaliste et spécialiste du lied, Nathalie Stutzmann compte parmi les personnalités musicales les plus marquantes de notre époque. Elle est l’une des rares authentiques voix de contralto mais également l’une des grandes révélations de ces dernières années en tant que chef d’orchestre. Nathalie Stutzmann a aussi une formation de pianiste et bassoniste. Récemment nommée Chef Principal du Kristiansand Symfoniorkester en Norvège dès la saison 2018/2019 et Chef Principal Invité du RTÉ National Symphony Orchestra of Ireland de Dublin. Artiste Associé Principal de l’Orquestra Sinfônica do Estado de São Paulo, elle est aussi Fondatrice et Directrice Musicale d’Orfeo 55. Son nouvel album d’airs italiens, «Quella Fiamma», est sorti le 27 octobre 2017 sous Warner Classics / Erato.
Les inégalités de traitement entre les genres et la sous-représentation des femmes dans certains métiers dont les arts de la scène notamment sont des sujets d’actualité. Vous êtes cheffe d’orchestre, un métier dominé par les hommes il n’y a pas si longtemps encore. Comment voyez-vous la place de la femme dans ce métier et que vous apporte cette activité en plus du chant ?
Quand j’étais adolescente, j’étais pianiste, bassoniste, violoncelliste et en classe de direction d’orchestre. J’ai toujours aimé la direction d’orchestre. J’étais la seule jeune femme dans la classe et le professeur était odieux avec moi. Il ne me laissait jamais le bâton et j’ai vite compris que je n’avais aucun avenir comme cheffe à cette époque. Heureusement, on a découvert ma voix et ma carrière de chanteuse est apparue comme une évidence. J’ai toutefois toujours gardé la direction d’orchestre dans un coin de ma tête. Puis il y à cinq ou six ans, je me suis lancée, d’abord parce que j’ai été encouragée par deux mentors extraordinaires, Seiji Ozawa et Sir Simon Rattle, et que j’ai compris qu’il y avait un courant, qu’il y avait quelques opportunités pour les femmes. On est dans une mouvance où l’on parle de la place de la femme – un grand article paru le mois dernier dans Diapason traite justement de ce sujet «Femmes et cheffes d’orchestre. Comment elles sont en train de gagner le combat». On en parle, c’est une bonne chose, mais maintenant qu’on en parle, on a presque l’impression qu’on est envahi de femmes cheffes et qu’il faudrait arrêter d’en parler, ce qui est agaçant, parce que ce n’est pas le cas. Les chiffres démontrent que les femmes cheffes sont minoritaires et qu’il y a encore beaucoup de chemin à faire. Ma démarche a été avant tout artistique. J’ai toujours eu ce rêve et j’ai toujours pensé que j’avais une certaine aptitude pour cela. C’était un rêve de musicienne. Quand Ozawa et Rattle vous disent que vous êtes faite pour cela, vous foncez. Je ne suis pas trop souvent confrontée aux problèmes de genres, même si j’ai eu quelques histoires avec certains orchestres. Cela dépend des pays. On peut dire qu’en Suisse et en France, on est très en retard, alors qu’en Scandinavie et aux Etats-Unis il y a énormément de femmes cheffes invitées sur les plus grandes scènes et par les plus grands orchestres.
Pourquoi avoir créé votre propre orchestre ?
Cela s’est fait en parallèle et n’a rien à voir avec ma carrière de cheffe. En tant que cheffe, mon répertoire se compose du grand romantique allemand, Tannhäuser, j’ai un répertoire romantique et post romantique. En tant qu’alto, il existe un répertoire extraordinaire dans la période baroque que j’ai très peu chanté. J’ai beaucoup chanté la période romantique, Schubert – j’ai d’ailleurs enregistré un grand cycle de lieder de Schubert à La Chaux-de-Fonds, avec grand plaisir – j’ai eu envie d’explorer ce répertoire avec un groupe de musiciens qui seraient les miens, afin qu’il y ait un travail suivi, que je puisse préparer en tant que cheffe d’orchestre et surtout réaliser un pari un peu fou qui est celui de chanter et de diriger en même temps. Quand j’ai créé Orfeo personne ne faisait cela, maintenant plein de gens me copient, donc cela m’amuse. Là encore ma démarche est musicale. Cela me permet de maîtriser une œuvre de la première à la dernière note. Tout le monde m’a dit que ce serait impossible, mais cela fonctionne très bien et cela plaît. Cela donne une proximité et une modernité à ce répertoire qui est justement très intéressant pour le public.
C’est très impressionnant de vous voir diriger puis de vous voir vous retourner et de chanter. Est-ce que cet exercice relève de l’équilibrisme ?
Un petit peu, sans doute. Les difficultés, je m’en arrange. C’est ma mentalité. Un journaliste m’a qualifiée «d’ogresse funambule», je trouve que cela me va plutôt bien. Bien sûr, c’est un exploit physique et mental. Mais je ne l’ai jamais conçu dans ce sens là et j’espère que les gens ne le vivent pas comme une démonstration. Pour moi c’est une recherche artistique.
Vous avez une vraie voix de contralto, ce qui est rare. Je me souviens vous avoir entendue à La Chaux-de-Fonds et d’entendre les conversations de spectatrices à la pause, surprises pour ne pas dire plus de votre voix. Une voix qui mûrit avec l’âge. Est-ce que cette voix a toujours été votre amie et comment la travaillez-vous ?
J’ai toujours eu une voix grave, sonore, différente, une voix que l’on remarque, même enfant. Quand j’étais adolescente et qu’on a identifié ma voix comme étant une voix de contralto, je ne savais pas ce que cela allait donner. C’était presque comme une punition. Mais qu’est-ce qu’une voix de contralto ? Grâce aux disques de Kathleen Ferrier, j’ai pu identifier cette voix et tomber en amour avec elle. La voix d’alto est à la fois solide et fragile. Elle se travaille avec précaution et comme toutes les voix graves, elle se développe lentement. J’ai été très patiente et j’ai été très bien conseillée. Je n’ai jamais eu de problème avec ma voix, contrairement à d’autres chanteuses, je n’ai pas eu besoin d’opérations. Ma voix est très solide. C’est mon premier moyen d’expression et j’espère pouvoir chanter encore longtemps, même si ma carrière de cheffe d’orchestre a pris de la place.
Dans le cadre de la 125e saison de la Société de Musique de La Chaux-de-Fonds, vous vous produirez encore le 20 mars avec Orfeo 55 dans un programme mêlant des œuvres instrumentales et extraits d’opéras de Vivaldi à des Danses Françaises de Rameau et Lully. Quelle relation avez-vous avec ces œuvres baroques ?
La relation s’est créée de par le répertoire. Quand on a une voix rare et que les compositeurs écrivent peu pour votre voix, c’est extraordinaire de constater qu’un compositeur a écrit un grand répertoire pour votre voix. Vivaldi a écrit beaucoup d’œuvres pour les voix d’alto qu’il adorait. En faisant des recherches, j’ai lu qu’il avait écrit pour des voix de castrats qui étaient à la mode à l’époque, mais son amour secret était les voix d’alto. Il était d’ailleurs très amoureux d’une contralto. Il a aussi composé des airs de musique sacrée pour les jeunes filles de l’Ospedale della Pietà. C’est comme lorsque vous rentrez dans un magasin et que tous les vêtements qui vous plaisent vous vont. Vous pouvez chanter tous les airs qui vous plaisent. J’ai fait beaucoup de recherches et j’ai beaucoup creusé. Vivaldi avait un talent fou pour la mélodie. C’était un compositeur populaire mais dans le bon sens. Sa musique est abordable. Des personnes n’étant pas habituées à la musique m’ont entendue en concert dans ce répertoire et m’ont dit avoir été étonnées car elles se sont presque senties à un concert de rock. Cela permet à un public plus large d’apprécier la musique classique et de stopper les idées rigides que l’on peut avoir lorsqu’on n’est pas habitué au concert de musique classique.
Propos recueillis par la Société de Musique de La Chaux-de-Fonds.