M. Bouchez, Elise Liu et vous-même jouez sur des instruments magnifiques (David Tecchler et Joseph Gagliano) qui vous ont été prêtés. Mathias Lingenfelder du Quatuor Auryn joue sur un Stradivarius ayant appartenu à Joseph Joachim. Le fondateur de la Société de Musique de La Chaux-de-Fonds (il y a 125 ans) était un élève de Joseph Joachim. Connaissez-vous La Chaux-de-Fonds et avez-vous déjà joué à la Salle de musique ?
Nous avons une histoire avec cette salle, puisque nous y avons enregistré notre premier CD en tant que Quatuor Hermès. C’était un enregistrement qui nous avait été offert par le Concours de Genève dont nous avions remporté le 1er Prix en 2011. La société de montres Breguet offre un premier prix qui est l’enregistrement d’un CD. Nous savions que la salle est extrêmement réputée, notamment pour les enregistrements qui y ont été faits et pour sa sonorité. Nous y avons passé une semaine avec notre ingénieur du son en complète autarcie. C’est vraiment un fantastique souvenir. Par contre, nous n’y avons jamais joué devant un public, donc nous avons hâte de venir en concert dans cette salle. Je suppose que l’acoustique change un peu lorsqu’il y a du public (note de la SDM : très peu en fait). Nous avons immédiatement senti que ce lieu est chargé d’histoire. Il y règne une atmosphère très particulière à l’intérieur, une lumière tamisée, une odeur de bois très spéciale. (Remarque de la SDM: la Salle de musique ressemble à une boîte à chaussures, on a l’impression de se trouver à l’intérieur d’un violon). C’est vrai que les salles de concert avec cette architecture en forme de « boîte à chaussures » sont souvent celles avec la plus belle acoustique. A la Salle de musique, il y a en plus tout ce bois avec cette couleur particulière. Nous étions extrêmement concentrés sur notre enregistrement, mais nous avons quand même un peu visité la ville. Originaire de Haute-Savoie, j’ai souvent été en Suisse. Je suis déjà venu pour y essayer des violons. Je sais que c’est la ville natale de l’architecte Le Corbusier. On a beaucoup parlé de cette ville.
Le concert du 10 novembre sera le tout premier que vous donnerez avec le Quatuor Auryn. Le pianiste Alfred Brendel dit de vous que vous êtes «l’un des meilleurs, parmi les jeunes quatuors les plus prometteurs». Vous avez déjà une longue expérience concertante. Que vous apporte une collaboration avec un ensemble tel que le Quatuor Auryn ?
J’ai vraiment hâte de travailler avec le Quatuor Auryn, même si ce sera court. Je l’admire profondément et je crois que mes collègues sont du même avis que moi. Ils ont un style absolument parfait, une sonorité chaude et généreuse, mais en même temps aussi une simplicité et une sincérité dans le discours musical qui nous plaît particulièrement. Avec mon quatuor, nous avons toujours eu envie de transcrire quelque chose d’assez fin, de ne pas trop s’exprimer individuellement ou de s’étaler sur des choses personnelles, mais d’être le plus fidèle possible au compositeur. Nous avons envie de dégager une clarté et une émotion vraiment sincères. Je trouve que les Auryn font cela. Je suis particulièrement sensible à la musique de Schubert et de Beethoven. Je les ai déjà entendu dans ce répertoire. Les Auryn jouent Schubert admirablement bien (note de la SDM : les Auryn joueront le Quatuor à cordes n°14 en ré mineur D. 810 «Der Tod und das Mädchen», La mort et la jeune fille, de Schubert en première partie de concert le 10 novembre). Ce qui me frappe vraiment chez eux, c’est la clarté du discours et leur sonorité chaude et généreuse, dans la grande tradition des anciens quatuors. Nous ne les connaissons pas encore. Ils ont l’air charmants et je me réjouis particulièrement de pouvoir jouer avec eux pour les raisons évoquées.
Le Quatuor Auryn multiplie les activités. Il organise ses propres concerts et festivals. Ses membres partagent aussi leurs expériences avec de jeunes musiciens qui suivent leur enseignement. Cette activité est très importante pour eux, parce qu’ils voient le partage de leur expérience comme un devoir. Vos collègues et vous avez bénéficié de contacts privilégiés avec des personnalités musicales. Que vous a apporté cette expérience ?
La passion pour cette formation, pour le répertoire du quatuor à cordes. Nous avons multiplié les rencontres avec des professeurs qui n’étaient pas forcément des instrumentistes à cordes, qui nous ont beaucoup transmis et pour qui la musique avait une importance particulière. Je pense notamment à un grand pédagogue allemand qui donne cours à Berlin, Eberhard Feltz, qui est une sommité de l’enseignement du quatuor à cordes. Quand on se retrouve face à ce genre de personne, on doit considérer notre art comme quelque chose d’important. Il faut s’abreuver de musique, être le plus fidèle possible au texte et au compositeur, sans jamais oublier d’être vivant et de garder une certaine fraîcheur. Alfred Brendel a aussi été une rencontre incroyable pour nous quatre. Nous écoutons ces enregistrements depuis toujours. Son jeu est vraiment très impressionnant, notamment dans Schubert. Alfred Brendel est quelqu’un qui n’enseigne presque plus le piano aujourd’hui. Il s’est concentré sur l’enseignement du quatuor à cordes. Il y est venu assez tard et il fait beaucoup cela avec de jeunes quatuors. Nous l’avons d’abord rencontré dans une masterclasse puis on s’est revu à intervalles réguliers. Nous avons eu l’occasion d’aller plusieurs jours chez lui à Londres et de travailler en quintette avec lui. Cela soude un groupe de pouvoir travailler avec un musicien pareil, une légende vivante. En plus d’être un grand musicien, Alfred Brendel est ouvert à tous les arts, il écrit des poèmes, il dessine et il est passionné de théâtre. Il a beaucoup d’humour. C’est quelqu’un de complet.
Vous allez jouer ensemble l’Octuor à cordes en mi bémol majeur op. 20 de Mendelssohn que le compositeur a écrit alors qu’il n’avait que 16 ans. Que représente cette œuvre pour vous ?
Cela représente le génie d’un adolescent. C’est une œuvre complète qui a déjà tout. Elle est très lumineuse. Elle a une note romantique je trouve, même si Mendelssohn est un compositeur hybride, à cheval entre le romantisme et le classicisme. Pour moi, elle est aussi l’occasion, à chaque interprétation, d’une rencontre avec un autre quatuor. Il faut faire attention à ne pas la survoler. C’est une œuvre assez complexe d’écriture, car il y a huit voix indépendantes. Cette pièce peut sonner totalement différemment selon l’équilibre que l’on donne aux voix. Il faut doser entre les voix qui doivent ressortir et les autres qui doivent moins ressortir. C’est une œuvre très intéressante, ludique – il y a beaucoup d’humour – elle est virtuose. La tonalité en mi bémol majeur lui donne un caractère lumineux et majestueux, surtout quand on joue avec des instruments à cordes.
Vos collègues et vous jouez ensemble depuis 10 ans. Le Quatuor Auryn depuis 36 ans. Où vous voyez-vous dans 30 ans ?
Si j’ai l’occasion de continuer à faire du quatuor, j’adorerais pouvoir le faire, mais j’aimerais aussi transmettre aux autres comme l’on fait avant nous la plupart des quatuors connus. Il faut savoir tenir et renouveler les projets. Le plus compliqué dans un groupe est de continuer à garder une osmose, que tout le monde s’entende bien, c’est un travail de tous les jours. Pour cela, il faut continuer à avoir des projets et des concerts. Je serais le plus heureux des musiciens si je pouvais continuer à faire cela. Il y a suffisamment de répertoire pour remplir une vie voire plus qu’une vie entière. Peut-être que je multiplierais les projets et que je ferais plus d’orchestre. Pour le moment, jouer dans un quatuor est une chance, car cela nous fait tous progresser comme musiciens. Espérons que ce sera toujours le cas dans 20 ans.
Votre calendrier est extrêmement chargé. Vous avez gagné de nombreuses récompenses, le 1er Prix du Concours de Genève notamment. Vos enregistrements sont eux aussi récompensés. Votre nouvel enregistrement consacré aux Quatuors de Debussy, Ravel et Dutilleux sortira début 2018. Avez-vous déjà de nouveaux projets d’enregistrement discographique ?
Nous allons enregistrer le Quintette et les 3 Quatuors avec piano de Brahms en 2018. Un grand projet de coffret de musique de chambre avec piano de Brahms. Sortie prévue en 2019 sur le label français La Dolce Volta.
Propos recueillis par la Société de Musique de La Chaux-de-Fonds